Dames, Damoiselles, Sieurs et Damoiseaux,

Le confinement est inspirant ! Je vous laisse découvrir une nouvelle que j’ai écrite la semaine dernière. À lire avec Brel dans les oreilles.

Et ce soir, la liberté

Héloïse De Ré – Et ce soir, la liberté

À Rébecca, Lucile, Victoria, JS et Jack

La veille, dans un sourire, elle m’avait dit :

— En ce moment, tous ensemble, on vit vraiment notre meilleure vie, tu ne trouves pas ?

La ratatouille bouillait dans la petite casserole. La semoule gonflait sous l’eau chaude. J’avais acquiescé, souriant à mon tour. Alors, elle avait poursuivi, avec dans la voix comme un brin de nostalgie prémonitoire :

— Non mais, c’est vrai ! Tous les six, on s’est tellement bien trouvé.e.s.

Au-dehors flottait déjà une atmosphère étrange, grésillante, tendue. On sentait bien qu’il allait se passer quelque chose. Mais dans la chaleur de l’appartement, c’était facile de ne pas y penser. On était revenues sur notre journée, on avait discuté des cours et du semestre à valider. On avait parlé de politique, des municipales à venir et de notre espoir de voir la gauche triompher, enfin. Puis on s’était assises à table, l’une en face de l’autre. Elle avait relevé ses genoux pour poser ses pieds au bord de la chaise. J’avais servi la semoule, et elle la ratatouille. On ne se rendait même plus compte de la banalité de nos gestes. Pour plaisanter, elle avait proposé :

— Si c’est vraiment l’apocalypse, vous viendrez tous en Charente, dans notre maison familiale. Tu verras, c’est beau, là-bas, c’est tranquille.

Par la fenêtre, on voyait, en contrebas, la rue presque déserte. La nuit était tombée, les lampadaires éclairaient les pavés inégaux, et une lueur brillait au sommet de la basilique. La morsure froide de l’hiver jouait le rôle de couvre-feu. Mais on était à la mi-mars, et bientôt les beaux jours reviendraient. On apercevait déjà quelques fleurs sur les arbres et, jour après jour, le ciel grisâtre bleuissait, les nuages s’écartaient comme le rideau d’un théâtre, le printemps tant désiré entrait en scène.

Je l’avais questionnée sur la Charente, sur sa famille. Elle avait partagé quelques souvenirs remontés de son enfance. J’avais repris un peu de semoule, et elle de ratatouille. Le repas était simple mais bon. Il avait le goût de notre bonheur.

— Alors, finalement, tu sais pour qui tu vas voter ? m’avait-elle taquinée pour la millième fois.

— J’hésite toujours, avais-je répondu. Je jouerai à pile ou face dans l’isoloir.

Elle avait ri, discrètement.

— Au moins, toi, tu as un véritable choix. À Versailles, le PS passe pour l’extrême gauche.

— Quand ce sera l’apocalypse, de toute façon, les municipales n’auront plus aucune importance, avais-je relativisé.

On n’y croyait pas, bien sûr. L’apocalypse, c’était un mot inventé pour faire peur aux mécréants – de la même manière que les monstres n’avaient jamais servi qu’à effrayer les enfants déraisonnables. Ça nous faisait rire, de nous imaginer au bord du gouffre, aux portes de l’enfer, au début de la fin de tout. Ça donnait à nos vies des allures de roman, ça nous faisait nous sentir importantes.

Derrière la porte d’entrée, du bas de l’escalier en colimaçon, était alors monté un chant :

Pflanzt eure roten Banner der Arbeit auf jede Rampe, auf jede Fabrik. Dann steigt aus den Trümmern der alten Gesellschaft die sozialistische Weltrepublik!

On avait échangé un regard interloqué, elle et moi. Puis on avait éclaté d’un rire complice. On ne savait même plus pourquoi on s’étonnait des extravagances de notre ami. On ferait sans doute mieux de garder notre surprise pour le jour où il arrêterait de déclamer d’une fausse voix de stentor des poèmes révolutionnaires allemands. Ça, ça deviendrait inquiétant. Ça, ça serait l’apocalypse.

Justement, il était apparu dans l’embrasure de la porte. Nous l’avions félicité pour ses talents de chanteur. Il avait joué le modeste. Il avait tiré une troisième chaise, s’était installé, et avait mangé le reste de ratatouille à même le plat.

— C’est fou, quand même, ce qu’il se passe, avait-il finalement lâché.

Comme il ne s’expliquait pas, nous avions demandé des précisions.

— Eh ben quoi, vous n’avez pas écouté l’allocution du président ? À partir de demain, tout ferme : les écoles, les facs, les cafés, les restos… Tout. Et bientôt le confinement.

Elle et moi nous étions figées. Soudain, nos plaisanteries sur l’apocalypse nous paraissaient presque déplacées. Bien sûr, il ne nous avait pas annoncé la fin du monde. Mais tout de même… Plus de cours, plus de sorties. C’était au moins la fin d’un monde, du nôtre, de notre petit monde d’étudiant.e.s, de nos loisirs et de notre liberté. Et c’était énorme, invraisemblable.

— Le confinement ? avait-elle finalement répété, d’une petite voix, comme s’il se fût agi d’un mot tabou, à ne garder que pour soi.

— Eh bien… Il n’a pas utilisé ce terme précisément, pas encore, mais l’idée flotte déjà dans l’air. Je crois que c’est une question de jours.

Soudain, la douce chaleur de l’appartement ne nous protégeait plus de rien, l’acerbe réalité avait rompu notre bulle enchanteresse. L’incertitude planait encore, mais nous savions que notre vie était à un tournant. Nous devrions laisser derrière nous, pour un temps au moins, les merveilleux jours que nous avions vécus tous ensemble.

— On ira en Charente, alors, avait-elle décidé, sérieusement cette fois-ci. Quitte à ce qu’on soit confiné.e.s, autant que ce soit là-bas.

La journée du lendemain m’avait paru cotonneuse. Il n’y avait plus rien à faire dans la ville morte. Je m’étais accordé une petite balade, mais à vrai dire, c’était triste de déambuler devant les commerces fermés. La ferraille des grilles baissées portait la morosité d’un dimanche automnal. J’étais passée devant la porte close du campus, saisie soudain d’un pincement au cœur. Au quotidien, bien sûr, face aux cours et aux contraintes, on râlait, mais quand tout s’arrêtait d’un coup… On prenait conscience qu’on y tenait, en fait, aux sièges inconfortables des amphis, aux mystérieux bogues informatiques, aux blagues douteuses du prof de maths. On y tenait, surtout, aux assos, aux débats, aux copains. On y tenait, aux pauses repas assis.es en rond par terre, aux sourires et aux câlins. On y tenait, à cette vie étudiante, à cette vie en communauté, aux souvenirs indélébiles qu’on se fabriquait à chaque seconde. On y tenait, oui, et puis plus rien. Les joies quotidiennes sont friables. J’avais bien fait d’en profiter.

Tous les six, on avait décidé de se retrouver le soir même, pour un petit repas, le dernier sans doute avant longtemps. Une soirée tranquille et hors-du-temps, où nous n’aurions rien d’autre à faire que bavarder et rire. On n’avait pas reparlé de la Charente. L’entière tangibilité de la situation nous avait finalement rattrapé.e.s. Chacun préférait retrouver sa famille. On ne savait pas ce qui allait se passer. Peut-être rien. Peut-être tout : un changement drastique de notre société et de nos vies.

La stupeur passée, j’en étais presque venue à apprécier ce moment d’entre-deux, de flottement, suspendu entre deux réalités, et où plus rien ne paraissait impossible. Le lendemain, peut-être, sans doute, le confinement ; mais ce soir-là, la liberté.

Et on était là, tous les six, tous ensemble, à même la moquette, autour de la casserole pleine de riz fumant. L’appartement, surpris dans sa marche quotidienne par l’allocution présidentielle, était encore encombré de bouteilles vides et de chaussettes dépareillées. L’un de nous venait de porter à ses lèvres une cigarette. Les volutes de fumée traçaient des arabesques dans l’air. L’enceinte portable disséminait ses notes de musique. De temps en temps, quand nous reconnaissions une mélodie, nous chantions tous en chœur, par-dessus les voix enregistrées. Ces gens-là, les yeux mi-clos, L’Internationale, le poing levé. Ce n’était ni beau, ni juste, mais c’était à nous, et nos cœurs se gonflaient de ces chants partagés.

Nos regards perdus se croisaient par moment, s’aimantaient au hasard. Nous nous souriions, et alors, nous avions l’apaisante impression de nous comprendre. Nous ne nous connaissions pas depuis longtemps, mais nous nous étions trouvé.e.s – et c’était l’essentiel.

Il ne restait qu’à profiter, jusqu’au bout, de ce sursis, de ce sursaut, de liberté que nous octroyaient les évènements. La nuit devait ne jamais finir. L’aube était encore loin, et demain un autre monde. Les murs vibraient sous l’écho des plaisanteries et des souvenirs et des confessions et des rires. Je fermai les yeux pour retenir quelques larmes téméraires. Autour de moi, je sentais les autres m’imiter. Une lourde mélancolie nous enveloppait soudain. Mais elle se dissipa vite. Le compte-à-rebours progressait inéluctablement, et on n’avait pas le droit de perdre du temps. On devait faire de chaque minute, de chaque seconde un instant inoubliable auquel on pourrait se raccrocher, quand l’aube douloureuse nous aurait séparé.e.s.

Parce qu’on le savait, il n’y a rien de plus beau que d’être assis par terre, avec des amis, à écouter Brel et à discuter de tout et de rien, du passé et de l’avenir, de nos convictions et de nos doutes, de nos espoirs et de nos rêves. Et on savait aussi que le monde n’était plus à inventer. Mais quand même, on avait envie d’essayer. Et d’y croire.

©Héloïse De Ré, mars 2020