Dames, Damoiselles, Sieurs et Damoiseaux,

Les corrections de L’espion de Vrisac, le troisième tome du Monde d’en Bas, avancent bien ! Voici comme promis un extrait pour vous faire patienter ; il s’agit du prologue. J’espère qu’il vous plaira…

Bon voyage à tous dans le Monde d’en Bas !


« Minia Crisette nettoyait la cuisine avec application. Son fils aîné, Pierronnel, devait venir dîner le soir même, avec sa jeune compagne, Arméliss.  Ils lui avaient promis une grande nouvelle.

Minia voulait donc que tout soit parfait. Elle jeta un coup d’œil vers l’horloge murale de la pièce, et poussa un soupir sonore. Magaud, son époux, était parti depuis le matin, et elle ne savait pas où il se trouvait à présent. Elle avait essayé de le télépather à plusieurs reprises, mais en vain. Cependant, elle ne s’inquiétait pas vraiment, car ce n’était pas la première fois que son étourdi de mari oubliait de donner de ses nouvelles.

Minia frotta une dernière fois le plan de travail, puis se lava les mains, et elle s’écroula sur une chaise. Elle se sentait si fatiguée… Elle entendit alors un bruit provenant du couloir de l’entrée. Elle bondit sur ses pieds, et se précipita vers la porte qui reliait les deux pièces. En ouvrant le battant, elle soupira de soulagement.

Magaud était rentré.

—Tu m’as fait peur ! lui lança-t-elle sur un ton de reproche.

Magaud ne répondit pas. Il s’approcha lentement d’elle. Son regard, étrangement éteint, semblait presque menaçant. Minia sentit un frisson d’angoisse parcourir son corps.

— Magaud… ?

Mais son époux ne parlait toujours pas. Il se contentait d’avancer dans sa direction. On dirait un fantôme… ne put s’empêcher de penser Minia.

Tout s’accéléra alors. Magaud Crisette se jeta sur son épouse, la plaqua contre le mur, et enserra son cou de ses mains. Le visage de Minia virait au rouge au fur et à mesure qu’elle sentait l’air lui manquer.

— Magaud… parvint-elle à souffler.

Un rictus mauvais apparut sur le visage du dément, et il serra plus fort encore. Les yeux de Minia devinrent exorbités, mais il ne la lâcha pas.

— Le Maître gagnera. Ceux qui résistent mourront, siffla-t-il d’une voix qui n’était pas la sienne.

Ce fut la dernière chose que Minia entendit. Elle s’affaissa, et seules les mains de Magaud, crispées autour de son cou, la retinrent. Puis son assassin la lâcha, et elle tomba à terre. Il s’éloigna, l’abandonnant gisant sur le sol. Il s’assit alors dans le canapé du salon, et attendit, les yeux fixes.

Pierronnel s’engagea dans la petite allée, Arméliss sur ses talons. Il frappa à la porte, attendant que sa mère lui ouvre. Mais, au bout de quelques minutes, il dut se rendre à l’évidence : personne ne venait. Aucun bruit ne parvenait de l’intérieur. Il frappa avec plus de force, mais seul le silence lui répondit.

— Maman ? appela-t-il, une pointe d’inquiétude dans la voix.

Il ignorait pourquoi, mais il sentait que quelque chose n’allait pas. Arméliss, à ses côtés, s’était tendue. Elle avait elle aussi un mauvais pressentiment.

— Peut-être est-elle dans le jardin, suggéra-t-elle cependant. Contournons la maison et allons voir.

Pierronnel hocha la tête, et prit le chemin qui menait au petit jardin que Minia Crisette entretenait avec amour. Mais il était désert. Nulle trace de sa propriétaire. Arméliss et son compagnon retournèrent vers la porte d’entrée dont ils tournèrent à tout hasard la poignée. À leur grande surprise, elle s’ouvrit.

Arméliss pénétra la première dans le couloir et elle n’eut que quelque pas à faire pour découvrir le corps sans vie de Minia. La jeune femme poussa un hurlement qui glaça Pierronnel. Lorsqu’il aperçut à son tour le cadavre de sa mère, son cœur s’affola.

— Je vais télépather Éléonora ! s’empressa de dire Arméliss, tout en joignant le geste à la parole.

Pierronnel hocha mécaniquement la tête tandis qu’il s’agenouillait aux côtés de sa mère, et qu’il saisissait sa main blanche et froide pour tenter de sentir son pouls. Mais une voix résonna alors :

— C’est trop tard… Elle est morte.

Pierronnel releva vivement la tête, et regarda vers la porte qui menait au salon, d’où provenait la voix qui avait prononcé cette phrase fatale. Le battant était grand ouvert, et un homme se tenait dans l’encadrement. Ses traits étaient durs, et un sourire sadique étirait ses lèvres. Ses yeux ne reflétaient pas la moindre pitié ; ils semblaient vides de toute émotion…

— Papa ! s’écria Pierronnel, hésitant à reconnaître dans ce personnage Magaud Crisette, son père. Qu’est-ce que…

— Je n’ai pas ôté mes mains de son cou avant de m’être assuré qu’elle ne reviendrait plus à la vie.

— C’est vous qui l’avez tué ?! s’exclama Arméliss, alors que son compagnon sentait sa raison vaciller.

— La Maître gagnera. Ceux qui résistent mourront.

Après avoir articulé cette sentence, la même qu’il avait prononcée en tuant son épouse, et de la même voix froide, si différente de celle qui était habituellement  la sienne, Magaud disparut, laissant Arméliss et Pierronnel seuls avec le cadavre de Minia.

Les deux amoureux, sous le choc, incapables de faire un mouvement, échangèrent un regard de totale incompréhension. Mais que se passait-il donc ? Qu’était-il arrivé à Magaud Crisette ? Était-ce seulement lui qui s’était tenu devant eux, avec ces yeux si vides et ce sourire si vicieux ?

Le lendemain soir, Michaelon, le frère cadet de Pierronnel, fut télépathé par quelqu’un à qui il pensait, depuis la veille au soir, ne pas parler de sitôt : son père. Sans lui laisser le temps de prononcer un mot, celui-ci lui confia, d’une voix altérée par l’inquiétude, qu’il se rongeait les sangs car sa chère Minia avait disparu.

Michaelon, interdit, resta sans voix. Il écarta son père de son esprit afin d’ajourner la conversation télépathique, pour s’empresser de prévenir Pierronnel.

— Es-tu certain de ce que tu as vu et entendu ? Peux-tu jurer c’est bien lui qui a tué maman ? demanda-t-il.

Son frère lui répondit par l’affirmative.

— Peut-être te tend-il un piège, suggéra Pierronnel. Il fait semblant d’avoir tout oublié, et d’être très inquiet pour maman, pour tester ta réaction.

— Non, répondit fermement le plus jeune des deux frères. Il a l’air sincère.

— Demande-lui où il se trouve, vite !

Mais lorsque Michaelon tenta de renouer la conversation télépathique avec son père, l’esprit de celui-ci semblait indisponible. Il revint mentalement vers Pierronel.

— Je l’ai perdu. Mais il ne mentait pas, Pierronnel. Il était sincère, j’en suis absolument certain. Je ne remets pas non plus en doute ta parole quant à hier soir, mais il était vraiment inquiet pour maman tout à l’heure.

— Ce n’est pas possible, s’obstina Pierronel.

— Si, c’est possible.

— Non, ce n’est pas possible !

Une heure plus tard, les deux frères, entourés de leurs amis, se trouvaient dans la maison des Résistants, pour une réunion d’urgence.

Tous les regards se tournèrent vers la jeune fille qui avait parlé : il s’agissait de Julina, la petite sœur d’une amie de Michaelon et Pierronnel, Kazip. Âgée d’à peine douze ans, elle était gardée ce soir-là par son aînée et avait dû, de ce fait, se joindre à la réunion organisée par les Résistants.

Julina regardait l’assemblée ; elle était indécise, et semblait demander l’autorisation de continuer. Elle répéta :

— C’est possible.

Kazip fronça alors les sourcils, et rétorqua d’une voix autoritaire :

— Tais-toi, Julina. Laisse parler les grands.

Ces mots piquèrent l’orgueil de la petite, et elle fronça les sourcils à son tour. Puis, d’une voix plus sèche et plus forte que précédemment, elle dit :

— Les « grands », comme tu dis, sont perplexes, ils n’ont aucune idée de ce qui a pu se passer hier soir, alors, puisque j’en ai une, autant la soumettre. Et puis, si tu voulais que je fasse la morte dans mon coin, il ne fallait pas m’emmener avec toi ! Maintenant que je suis là, je veux pouvoir exprimer mon opinion.

— Julina…

— Je ne prétends pas être adulte. Mais avec cette guerre, on a tous grandi trop vite, moi y compris ! J’ai une idée, et je veux l’exposer.

— D’accord ! D’accord ! capitula Kazip, surprise par l’assurance de sa petite sœur. Vas-y, parle, on t’écoute !

— Bien, merci Kazip, dit Julina en articulant bien les mots. Pierronnel, Arméliss, vous avez dit que Sieur Crisette avait l’air d’un fantôme, vous vous en souvenez. Eh bien je pense qu’il était sous l’emprise d’un sortilège, et que quelqu’un commandait son esprit. Cette personne lui a dit de tuer son épouse. Ce matin, l’effet du sortilège s’est estompé, il ne se souvenait plus de ce qui s’était passé la veille, et s’inquiétait donc pour celle qu’il avait tuée dans un état second. Ça se tient, non ?

— Effectivement… acquiesça Pierronnel, accablé.

— Et je pense que celui qui contrôlait son esprit n’était autre qu’Amor Vrisac. Vous avez dit que Sieur Crisette avait parlé d’un « Maître » qui gagnerait. Ce maître, c’est Vrisac, et il a voulu faire passer un message. « Ceux qui résistent mourront », c’est logique !

— Je retire tout ce que j’ai dit, déclara Kazip. Tu as tout d’une adulte. Bravo pour ton raisonnement.

— Merci, répondit Julina, sincèrement touchée par les paroles de sa grande sœur.

— Il faut que l’on voie papa, Michaelon, décida alors Pierronnel, et son frère acquiesça sans hésiter. Il est sans doute rentré à la maison si, comme Julina le pense, il a retrouvé ses esprits.

— Minia est morte ! Et c’est moi qui l’aurais tuée… Non, c’est impossible… se lamenta Magaud Crisette.

Ses deux fils étaient assis face à lui, et venaient de lui apprendre ce qu’ils savaient. Leur père semblait totalement anéanti par cette nouvelle, mais ses fils ne lui laissèrent pas beaucoup de répit, car ils avaient des questions urgentes à lui poser.

— Essaie de te souvenir. Qu’as-tu fait dans la journée, hier ? Est-ce que tu as vu Amor Vrisac ? Est-ce que tu t’es trouvé dans sa forteresse ? Des Zaquaxys t’ont-ils manipulé ?

— Je n’en sais rien… gémit Magaud.

— Souviens-toi !

— Je ne peux pas… Oh ! Minia ! Oh ! Ma Minia chérie ! Mon amour ! Que t’ai-je fait ? Où es-tu ? Je me languis de te retrouver.

Pierronnel et Michaelon échangèrent un regard consterné ; leur père divaguait, il était presque fou de chagrin. L’aîné, n’y tenant plus, se leva d’un bond du canapé sur lequel il se trouvait, se pencha par-dessus la table basse qui le séparait de Magaud, et agrippa la chemise du veuf éploré. Il le secoua vivement pour le faire revenir parmi eux.

— Papa ! Fais un effort ! Souviens-toi, je t’en supplie !

Pierronnel le lâcha, et Magaud le regarda d’un air perdu. Puis soudain, les yeux de Sieur Crisette se voilèrent, et il parut s’échapper dans un monde lointain. Un sourire mauvais étira ses lèvres, le même qu’il avait eu devant le corps sans vie de son épouse.

— Papa ! s’exclamèrent d’une seule voix les deux frères.

Pierronnel et Michaelon se regardèrent avec effarement. Leur père semblait à nouveau possédé, comme la veille.

— Que se passe-t-il, papa ? tenta l’aîné.

Mais Magaud ne répondit pas. Il se contenta de fixer ses fils, sans vraiment les voir, cependant. Pierronnel et Michaelon , pétrifiés, ne pouvaient esquisser le moindre geste. Sieur Crisette ouvrit alors la bouche, et, d’une voix d’outre-tombe, déclara :

— Le Maître gagnera. Ceux qui résistent mourront.

À ces mots, Pierronnel et Michaelon sentirent une indicible terreur les envahir.

— Amor Vrisac est notre seul dirigeant ; nous lui devons tous obéissance et respect. Il ne sert à rien de lutter, la victoire ne vous reviendra pas. J’appartiens corps et âme à mon Maître.

Ces mots à peine sortis de sa bouche, il disparut, laissant les deux frères aussi horrifiés qu’inquiets pour leur père.

Michaelon et Pierronnel n’eurent aucune nouvelle de lui pendant une semaine. Une semaine d’inquiétude. Une semaine de peur. Une semaine affreuse. La pire semaine que les deux frères avaient jamais vécue  en dix-huit et dix-neuf ans d’existence.

Et puis, un matin, un tumfev vint frapper à la porte de l’appartement qu’occupaient depuis quelques mois Arméliss et Pierronnel. L’homme affichait une mine grave, et il hésita longuement avant de leur annoncer la fatale nouvelle.

— Sieur Crisette, j’ai le malheur de vous apprendre que… votre père, Magaud Crisette, est mort.

Pierronnel n’esquissa pas le moindre geste. Il se contenta de regarder le tumfev avec incrédulité. Celui-ci fut déconcerté par le manque de réaction du jeune homme, et il reprit d’une voix peu assurée :

— Je… Je suis vraiment navré, Sieur… Toutes mes condoléances.

Mais Pierronnel ne bougeait toujours pas ; pas même un battement de cil, ou un tressaillement n’agitaient sa paupière. Il était figé, comme une statue. Arméliss le bouscula alors pour passer, et fit face au tumfev.

— Comment est-il mort ? Quand ? L’a-t-on assassiné ? Où avez-vous trouvé le corps ? Donnez-nous des détails, par pitié ! Que savez-vous ?

— Puis-je savoir qui vous êtes, Damoiselle ?

— Arméliss Aimet, la compagne de Pierronnel Crisette.

— Dame, je suis navré, mais on m’a formellement interdit donner quelque détail que ce soit, hormis aux membres de la famille.

— Nom d’un catoblépas, rugit Arméliss, allez-vous vous décider à nous dire ce qui s’est passé ?

C’est alors que, probablement éveillé par les éclats de voix, Pierronnel sembla revenir à la vie. Il cligna plusieurs fois des yeux, puis inspira, expira, et enfin posa son regard sur le tumfev. Il plaça une main sur l’épaule d’Arméliss, et la força à reculer un peu, pour que lui puisse s’avancer.

— Dites-moi ce que vous savez, ordonna-t-il alors. Tout.

— Bien Sieur. À vous, je peux tout dévoiler. Mais… souhaitez-vous que cette dame reste ? demanda-t-il en désignant Arméliss.

Le regard que lui lança Pierronnel lui fit immédiatement regretter d’avoir posé sa question. Il se décida donc à dévoiler les circonstances de la mort de Sieur Magaud Crisette.

— Nous avions posté des tumfevs aux abords de la maison de vos parents, mais c’est dans les Montagnes Noires, totalement par hasard, que nous avons retrouvé Sieur Crisette.  Il était étendu sur le sol escarpé, les bords acérés des pierres lui cisaillant le dos, les bras, les jambes, et aussi le crâne. Nous pensons qu’il est tombé. Ces Montagnes regorgent de promontoires, dont l’un se trouvait justement au-dessus de l’endroit où il gisait.

— Mais comment serait-il tombé ? Est-ce un accident ou quelqu’un l’aura-t-il poussé ?

— En fait… Nous pensons plutôt à un suicide… Il avait une lettre sur lui…

Le tumfev sortit une enveloppe d’une poche de sa veste et la tendit à Pierronnel, qui s’en empara immédiatement. Arméliss regarda par-dessus l’épaule de son compagnon pour lire elle aussi, ce qui parut déplaire au tumfev, car il se racla bruyamment la gorge. Mais la jeune femme s’en fichait ; elle voulait savoir ce que contenait cette lettre, et personne ne l’en empêcherait.

Mon Amour, tu m’as été enlevée ! Tu es partie vers le monde des ombres, en Eden, j’en suis certain, ma Douce. Je t’aime, et tu occupes toutes mes pensées. Je ne peux pas vivre sans toi ! Puisque l’on m’a privé de toi, il me faut mourir. Je pars te rejoindre, ma Minia. Je pars dans le Royaume Mystérieux, pour te retrouver, ma Chérie… Car, sans toi, je ne suis rien… Michaelon, Pierronnel, si vous le pouvez, pardonnez-moi…tout !

Arméliss et Pierronnel se regardèrent, désespérés.

— Il a eu un instant de lucidité, il s’est contrôlé quelques minutes. Ça lui a suffi. Il s’est souvenu de ce que Michaelon et moi lui avions révélé, et a voulu mourir. Il s’est suicidé, mais en réalité, c’est Vrisac qui l’a tué ! Comme il a tué Maman. Et il va payer pour ça ! »